Les politiques Energie-Climat européennes et le nucléaire : une Union désunie

Episode 1 – le Luxembourg

Nous avons déjà abondamment couvert la question de la taxonomie Européenne des investissements durables dans la newsletter des Voix. Nous l’avons mentionnée dès décembre 2018, et la criticité du sujet nous a encouragé, très tôt et malgré notre évident complexe de David contre Goliath, à y dédier une proportion significative de nos ressources limitées :

  • Des actions concrètes entreprises auprès de la Commission Européenne et du Parlement Européen avec des réponses aux consultations ouvertes, des contacts directs et des lettres ouvertes aux parlementaires européens, pour lesquels nous avons mobilisés nos alliés européens en leur fournissant des éléments prêts à l’emploi.
  • Les bases posées pour d’autres actions à venir comme l’inscription au registre européen de la transparence.
  • L’immense privilège et la reconnaissance ultime de voir notre candidature rejetée à la « Plateforme pour le financement soutenable » montée par la Commission, tout comme les autres candidatures pronucléaires. Cette plateforme aurait pu être la toute dernière chance d’empêcher que l’énergie nucléaire ne soit complètement bannie de la liste des investissements « soutenables », base des décisions à venir de l’Europe et des États membres.

Aujourd’hui les décisions prises au niveau européen sont de plus en plus hostiles à l’énergie nucléaire existante ou à venir, même si le nucléaire représente 108 réacteurs, 1 million d’emplois, un revenu annuel de 100 milliards € et 26 % de l’électricité européenne (pilotable et très bas carbone).

Cette hostilité est visible dans les discussions actuelles sur la Taxonomie Européenne, le Plan de relance et le Green New Deal Européen, qui favorisent tous le gaz plutôt que le nucléaire, bien que cette énergie soit 50 à 100 fois moins nocive pour le climat. Elle est visible dans les efforts de sape à l’encontre du traité Euratom, dernier bastion pour ceux qui espèrent une Europe indépendante, prospère et décarbonée.

Les décisions au niveau européen ont un impact sur tous les États membres et leurs lois nationales. Malgré les fantasmes qu’il évoque, le processus de décision européen est en réalité plus complexe que secret, plus dépendant des politiques intérieures et des enjeux des pays que bureaucratique, et finalement pas si inaccessible que ça… à nous, citoyens européens.

Mais comme pour comprendre la politique et les décisions de l’Union Européenne, il faut d’abord comprendre l’Union Européenne elle-même, nous avons donc décidé de nous lancer dans une série de newsletters sur des pays clé ou emblématiques en Europe, et sur leur relation au nucléaire, à l’Union Européenne et à leurs voisins.

Comment trouvent-ils un équilibre entre leur sens d’appartenance commune et leur compréhension des enjeux auxquels nous faisons tous face, et leur propre approche culturelle ou économique du nucléaire ?

Commençons par un pays dont le rôle dans l’Union est aussi discret qu’influent, en cohérence avec sa place historique, économique et géographique en son sein : le Luxembourg, patrie de Jean-Claude Juncker.

Myrto,
pour les Voix

Le Luxembourg et l’énergie nucléaire : cachez ce réacteur…

Par Silviu HERCHI, cadre en informatique, résident au Luxembourg depuis 2008, et passionné par les questions énergétiques en général et la contribution du nucléaire au challenge du dérèglement climatique en particulier.

Au Luxembourg, le pouvoir politique n’a jamais fait un mystère de sa politique anti-nucléaire. Le pays de 600.000 habitants et d’une surface comparable à celle d’un département français affirme depuis longtemps que la présence de réacteurs étrangers proches de ses frontières menace son existence même. A moins de 10 km de la frontière française se trouve Cattenom et ses quatre réacteurs de 1300 MW. Côté belge, Tihange a trois réacteurs de 1000 MW à moins de 60 km de la frontière.

Localisation des centrales proches du Luxembourg. Carte Google

85% des 6,5 TWh d’électricité consommés chaque année au Grand-Duché de Luxembourg sont importés

Cette méfiance profonde à l’égard de l’énergie nucléaire nourrit une politique déterminée sur tous les sujets liés au nucléaire dans les pays voisins – et ceci malgré une dépendance totale envers ces mêmes voisins pour l’électricité : 85% des 6,5 TWh consommés chaque année au Grand-Duché de Luxembourg sont importés. Un tiers provient de France et de Belgique.

Ceci n’empêche pas le gouvernement luxembourgeois de prendre une position anti-nucléaire très claire envers ses voisins.

En 2012, sous la présidence Hollande, la France avait décidé de réduire la part du nucléaire dans le mix à 50% en 2025. Cependant, en 2017, la présidence Macron a décidé de décaler cet objectif à 2035. La principale raison du report était que le maintenir aurait signifié ajouter 11 GW de centrales à gaz dans le mix, donc augmenter considérablement les émissions du système électrique. Le report a été lourdement critiqué par les autorités luxembourgeoises, qui avaient fait part publiquement de leur souhait que Cattenom fasse partie des centrales arrêtées.

Les panaches blancs de Cattenom flottent au-dessus de Dudelange au Luxembourg. Malgré une idée répandue, ces volutes sont composées d’eau pure. Presque toute l’eau prélevée dans le cours d’eau y est rendue immédiatement ; seuls 3% s’évaporent dans les tours de refroidissement. Ces gouttelettes d’eau ne participent pas au réchauffement global anthropique, puisqu’elles rejoignent le cycle naturel de l’eau, contrairement au CO2, au méthane et aux oxydes d’azote des centrales thermiques qui s’accumulent dans l’atmosphère. Photo Andreas von Astiburg @astiburg

Le gouvernement luxembourgeois martèle ses inquiétudes à chaque occasion, et la fermeture de Fessenheim en juin de cette année en a fourni une supplémentaire – le Luxembourg est allé jusqu’à « conseiller » à EDF de fermer Cattenom et la remplacer par une centrale solaire.

Les attaques ont été suffisamment marquées pour que la ministre de l’énergie belge les qualifie d’« incident diplomatique majeur »

La Belgique n’est pas non plus à l’abri des attaques du Luxembourg, qui a exprimé à de nombreuses reprises ses inquiétudes à propos du redémarrage de Tihange après la découverte de microfissures dans les cuves des réacteurs. Plus récemment, l’annonce de l’ONDRAF – l’office belge en charge de la gestion des déchets nucléaires – qu’il étudiait la possibilité de stockage en couche géologique profonde a donné lieu à une communication agressive du ministère de l’écologie luxembourgeois. Les attaques ont été suffisamment marquées pour que la ministre de l’énergie belge les qualifie d’« incident diplomatique majeur » et accuse les autorités luxembourgeoises de diffuser de la désinformation. Elle visait par cela les communications impliquant que le projet menaçerait la vie des citoyens luxembourgeois.

La Ministre de l’Environnement Carole Dieschbourg, présentant au cours d’une conférence de presse en mai de cette année une carte des sites potentiels envisagés par la Belgique pour enfouir des déchets. La Belgique a ultérieurement qualifié cette carte et les affirmations qui l’accompagnaient de « désinformation ». Photo SIP/Emmanuel Claude

L’Allemagne est le seul voisin à trouver grâce aux yeux du Luxembourg

Le Luxembourg a également voté une nouvelle législation cette année pour autoriser les citoyens à attaquer en justice les producteurs électronucléaires étrangers dans le cas d’un accident nucléaire. L’opposition a rapidement mis en évidence les faiblesses légales du texte (le plaignant n’aurait aucune obligation d’établir la responsabilité du producteur accusé dans la survenue des dommages). De même, l’argument moral est difficile à entendre quand on sait que la portion d’électricité nucléaire importée de France et de Belgique est restée stable pendant la législature. Enfin, les investissements continus du fonds de retraite de l’état dans EDF et Engie, les deux sociétés exploitant les centrales de Cattenom et Tihange, sont incompréhensibles dans un contexte où le gouvernement juge cette électricité inacceptable.

L’Allemagne est le seul voisin à trouver grâce aux yeux du Luxembourg. Les émissions très élevées de CO2 de sa production électrique, et de façon plus immédiate les émissions toxiques des centrales à charbon, ne semblent pas être un problème pour le gouvernement, tant que l’Allemagne ferme des réacteurs, et ce malgré l’impact immédiat et à long terme sur la santé de la population.

Le Luxembourg est régulièrement recouvert par les fumées toxiques des centrales à charbon allemandes – mais le pays s’inquiète plus pour des problèmes hautement improbables survenant dans les centrales belges et françaises. Image Europe Beyond Coal

Le gouvernement luxembourgeois n’a pas hésité à emprunter des « faits alternatifs » aux discours mensongers de certaines ONG

Au niveau européen, l’attitude « pas de ça chez nous » s’étend jusqu’à essayer d’empêcher d’autres pays de bénéficier des avantages de l’électronucléaire. Avec l’Autriche et l’Allemagne, le Luxembourg est un membre très actif de la coalition qui essaie de bloquer tout nouveau projet. Le Luxembourg et l’Autriche ont traîné le Royaume Uni et la Hongrie devant la Cour Européenne de Justice, et ont demandé qu’on leur interdise d’aider les projets nucléaires avec des fonds publics. Ces actions légales ont été un échec jusqu’à présent, et l’Autriche s’est pourvue en cassation après avoir perdu en première instance puis en appel. Il est à noter que la France, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie s’opposent à la coalition sur ce sujet.

Dans le contexte de ces batailles juridiques, le gouvernement luxembourgeois n’a pas hésité à emprunter des « faits alternatifs » tout droit sortis des discours mensongers de certaines ONG en ce qui concerne les émissions de CO2 du nucléaire. Selon le site du Luxembourg détaillant les raisons de soutenir l’action autrichienne, « il a été scientifiquement démontré […] qu’on aboutit à une émission de dioxyde de carbone considérable par kWh produit. L’énergie nucléaire n’est en rien comparable aux formes de production d’énergie qui sont réellement durables, sur base de l’énergie solaire, de l’énergie hydroélectrique, éolienne et ainsi de suite ». Les conclusions du GIEC contredisent totalement ces affirmations et placent le nucléaire au même niveau ou au-dessus de n’importe quel renouvelable*.

Ce que les autorités doivent maintenant réconcilier, c’est leur profond sentiment anti-nucléaire et leur besoin toujours croissant d’électricité bas carbone

Le Luxembourg est actuellement le pays européen le plus dommageable pour le climat par habitant. Avec 20 tonnes d’équivalent CO2 par an, un luxembourgeois génère plus du double d’un Allemand, et se rapproche plus des résidents des pétromonarchies du Golfe Persique que des européens. Pire encore, depuis 2016 les émissions sont reparties à la hausse, à l’inverse de la tendance européenne. Le transport routier, responsable de 40% de ce résultat catastrophique, est maintenant une des cibles du gouvernement, qui a récemment commencé à agir en faveur de son électrification. Ce que les autorités doivent maintenant réconcilier, c’est leur profond sentiment anti-nucléaire et leur besoin toujours croissant d’électricité bas carbone. Entre temps, ils continueront probablement à professer la politique du beurre et de l’argent du beurre en espérant la décroissance des émissions tout en demandant la fermeture de centrales nucléaires.

Notes

*L’intensité en carbone de chaque source d’électricité est déterminée sur la base du cycle de vie complet (extraction, transport, transformation, démantèlement, gestion des déchets, etc.). Le GIEC, issu des Nations Unies, a établi les valeurs médianes suivantes, sur l’ensemble du cycle de vie, exprimées en grammes d’équivalent CO2 :

  • Nucléaire 12 g/kWh
  • Eolien 11-12 g/kWh
  • Hydro 24 g/kWh
  • Photovoltaïque 41-48 g/kWh
  • Gaz 490 g/kWh
  • Charbon 820 g/kWh

Ceci a été publié dans l’annexe III du 5e rapport du GIEC, page 1335.

Le nucléaire français a un impact encore plus faible grâce à des spécificités techniques sur l’ensemble du cycle de vie, et a été calculé à 5,3 g CO2/kWh dans une étude publiée dans une revue scientifique à comité de lecture (cf. Table 2).

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